Fraternité ou la parabole de l'étoile de mer

J’ai tout entendu :

«Mais, pourquoi tu fais ça ? T’en as vraiment rien à foutre de ta femme et de tes enfants ? Tu préfères t’occuper des autres plutôt que de t’occuper de ta propre famille. Et qu’en pensent tes parents ?»

« D’ailleurs à quoi ça sert ? Ton action, ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Si tu crois que tu vas sauver l’humanité et changer la face du monde, tu rêves. Allez, réveille toi et regarde autour de toi. Tu verras, il y a certainement quelque chose à faire ici si tu veux te rendre utile ! »

«Pourquoi aller là-bas alors que la misère est au seuil de ta porte ? Tu n’as pas besoin d’aller aussi loin. Si tu veux, tu peux bosser aux Restaus du Cœur. Tu sais, il y a des pauvres aussi chez nous !.»

« Action humanitaire, laisse moi rigoler. Sous des dehors philanthropiques, ce n’est rien de moins qu’une nouvelle forme de colonialisme ! »

« C’est super ce que tu fais. Moi, quand je serai à la retraite, je ferais comme toi. J’en ai eu toujours envie. Mais tu comprends, en ce moment, je ne peux pas. Il faut que je bosse. J’ai des emprunts à rembourser et puis les études des gamins coûtent cher. C’est que j’ai charge de famille, tu comprends ? Et c’est sans compter mon divorce ! C’est quoi, déjà, le nom de ton association ?»

« Moi, je ne pourrais pas faire ce que tu fais. C’est bien trop triste. Je ne supporte pas de voir tous ces visages défigurés. Et surtout si ce sont des enfants. Mais tu ne trouves pas que c’est un peu morbide d’aller dans ces pays? Ne serais-tu pas un brin pervers, pour te complaire dans cette misère? »

Plus rarement, heureusement, j’ai même entendu des rumeurs bien plus blessantes :

« En réalité, il y va par goût de l’aventure et parce que il aime les voyages. C’est juste pour se faire plaisir. Tout ce qui l’intéresse, c’est de prendre son pied en Afrique, au soleil. La recherche de l’exotisme…»

« Et si en plus, ça lui permet de passer à la télé, c’est tout bénef. C’est bon pour son égo. La vie doit lui sembler bien trop triste parmi nous. Alors partir là-bas, ça lui donne bonne conscience et en plus ça lui permet de ne pas voir la merde qui est chez nous.»

« A mon avis, il va là-bas pour s’entrainer. Là au moins, il peut se faire la main sur le dos des gens sans craindre de risquer un procès ! »

« Ce n’est pas normal. Partir plusieurs fois par an, pendant ses vacances, sans être payé. C’est qu’il y trouve son intérêt. S’il va là-bas aussi souvent, c’est que ce mec a un truc de pas très net à cacher. C’est certainement une histoire de cul. Pour se taper les infirmières. A moins qu’il aime les noirs... Ou les enfants ! »

Je n’ai jamais voulu ni su répondre à ces critiques souvent mesquines, empreintes de jalousie et de méchanceté gratuite. Je les ai toujours ignorées.

Peut-être, parce que la première réponse qui me venait à l’esprit, aider tout simplement, rendre une petite partie de ce que j’avais reçu car j’avais eu la chance de naître au bon endroit au bon moment, me paraissait trop triviale ;

Peut-être aussi, parce que leurs questions contenaient en elles mêmes toutes les excuses qu’ils se donnaient pour ne rien faire et que je ne me sentais pas l’outrecuidance de le leur dire ;

Peut-être encore, parce que je n’avais pas, moi-même, vraiment besoin de motifs pour faire ce qu’il me paraissait évident de devoir faire. Agir sans raisons et sans intérêts ;

Peut-être enfin parce qu’il y avait parfois un peu de vrai dans leurs objections ;

Mais surtout, parce que je retirai un réel bénéfice personnel de ces missions et parce que ce que je donnais me paraissait bien maigre par rapport à tout ce que je recevais.

J’aurais pu me contenter d’une explication plus pragmatique comme celle que mon ami Patrick Knipper, président d’une petite ONG de chirurgie plastique, mon compagnon de route depuis 20 ans, donnait pour justifier son propre engagement. « Je le fais parce que j’aime ce que je fais et parce que je prends plaisir à le faire. Le jour où ce ne sera plus le cas, j’arrêterai. » Cette simple réponse avait au moins le mérite de clouer le bec à ses détracteurs en leur laissant croire qu’il agissait par intérêt et non par philanthropie. C’était une raison qu’ils étaient capables d’entendre. Mais personnellement cette réponse ne me satisfaisait pas. Je trouvais cela un peu trop réducteur. Pour ma part, je n’agissais ni par plaisir, bien que j’aie toujours pris plaisir à ces missions, ni par esprit de sacrifice et de rédemption, mais parce que cela me semblait nécessaire et juste. J’agissais parce que je le pouvais. Et comme je le pouvais, il me semblait que je le devais. Tout simplement. Certainement le fruit de mon éducation judéo-chrétienne.

Je n’ai jamais eu vraiment besoin de raisons pour me lancer dans l’aventure humanitaire sinon la sensation intime, animale, ancrée au plus profond de moi depuis la fin de mon adolescence, de cette nécessité. La fraternité, l’un des trois fondements de notre humanité. Mais si maintenant, il me fallait trouver une raison à mon engagement humanitaire, parmi toutes celles qui peuvent largement le justifier, s’il n’en suffisait que d’une seule, ce serait celle-là : la parabole de l’étoile de mer *.

Un vieil homme arpentait une plage déserte et rejetait dans l’océan les étoiles de mer qui s’étaient échouées sur le sable. Le voyant faire, un promeneur lui demanda ce qu’il faisait. Le vieil homme lui expliqua qu’il rejetait dans l’eau les étoiles de mer sans quoi elles allaient assurément mourir. «Mais pourquoi faites-vous cela ? » répondit le promeneur. « Rien que sur cette plage, il y en a des centaines et sur toutes les plages du monde il y en a des millions. Ce que vous faîtes ne sert à rien. C’est leur destin de mourir ainsi, vous ne pouvez rien y changer.» Alors le vieil homme regarda le promeneur, ramassa une étoile de mer, la lui montra, la jeta dans les vagues et lui dit. «Vous avez certainement raison, mais pour celle-là, ça change tout. »


* Les contes de l'almanach Henri Gougaud 2008



Patrick Antoine

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