Pourquoi le mal frappe-t-il les gens bien?



« Le hasard parfois fait bien les choses » dit un dicton populaire. « Quand il les fait. » aurait malicieusement rétorqué Jean-Claude Carrière.

Cet adage, nourrit de l’expérience quotidienne et humaine qui nous fait croire à des causalités profondes alors qu’il ne s’agit en fait que de simultanéités fortuites, semble s’être une nouvelle fois vérifié. A peine revenu d’une mission de chirurgie réparatrice dans le nord du Sénégal, feuilletant machinalement mon smartphone à l’affut des nouvelles du monde comme on feuilletterait autrefois un journal à la recherche des derniers faits divers, je tombe par hasard sur un titre alléchant : « Que faire du mal métaphysique? Pourquoi n’importe quoi peut-il arriver à n’importe qui? »

Ce titre accrocheur, me renvoie par la magie d’internet à un podcast diffusé le 8 janvier 2023 sur Radio France, il y a plus d’un an, à l’occasion de la huitième commémoration des attentats de janvier 2015. Au cours de cette émission radiophonique, Frédérique Leichter-Flack commentait son dernier livre paru chez Flammarion « Pourquoi le mal frappe-t-il les gens biens? »

Parce qu’énoncée sur un mode enfantin, comme le souligne d’emblée l’auteure dés le début de l’émission, cette question essentielle, fondamentale, incontournable que se sont posés les hommes de toute éternité, a immédiatement résonné en moi. Cette question fait écho à l’interrogation de nos patients africains opérés de malformations congénitales, de tumeurs apparentes ou de séquelles invalidantes de brûlures, pour qui la guérison n’est pas véritablement ni totale ni réelle si, au delà des succès de la chirurgie plastique et réparatrice, le patient n’y trouvait une réponse satisfaisante et réconfortante. Pour utiliser une formule plus triviale, pour le patient africain, l’important n’est pas tant de savoir pourquoi on est malade, ou plus généralement pourquoi on est frappé par le mal au sens métaphysique du terme, au sens d’infortune, de malheur et non au sens d’injustice, l’important n’est pas tant que de savoir pourquoi ce mal s’abat sur moi, pourquoi sur moi seul et pourquoi, si ce mal est un mal nécessaire, pourquoi sur moi et non pas sur un autre.

Les réponses multiples à ces questions existentielles, qui concernent et ont concerné les hommes de toutes les époques et de toutes les cultures, ces réponses religieuse ou philosophique, au mieux incomplètes au pire indécentes, ont cependant parfois permis, sinon de guérir, du moins d’apaiser la souffrance. C’est la raison pour laquelle, en sus de la médecine moderne que nous pratiquons au village au cours de nos missions chirurgicales, après avoir traité la partie visible de la maladie, nous laissons le soin aux tradi-praticiens et aux guérisseurs locaux d’en traiter la partie invisible.Mais cet apaisement, ce secours apporté par les croyances ou la philosophie, est bien souvent illusoire car à la souffrance du mal proprement dite, s’ajoute après celle de la culpabilisation.

« Pourquoi le mal frappe-t-il les gens biens? » interroge Frédérique Leichter-Flack? Pourquoi, répondent le mortel et le pécheur, si ce n’est parce qu’une faute a été commise par soi-même, ce qui pourrait justifier une sorte de châtiment divin ou plus imparable encore, parce qu’une faute a été commise par ses propres ancêtres, sorte de péché originel dont on ne peut se tenir pour responsable et qui est, de ce fait, d’autant plus difficile à expier. Pourquoi devrais-je racheter dans ma chair la faute que je n’ai pas commise?

Longtemps, je me suis satisfait de cette explication parce qu’il était facile ici, en Afrique, d’apaiser les esprits courroucés avec quelques poulets sacrifiés et là, en terre judaïque, chrétienne ou musulmane, d'obtenir le pardon d’un Dieu courroucé mais miséricordieux avec quelques prières et autres actes de contrition.

C’est une toute autre approche que propose dans son livre Frédérique Leichter-Flack. Délaissant la philosophie et la théologie, elle choisit d’aborder ce problème par le prisme de la littérature, revisitant ainsi entre autres ouvrages « Le Livre de Job » dans l’Ancien Testament, « Le Roi Lear » de William Shakespeare, « Le comte de Monte-Cristo » d’Alexandre Dumas, « Les frères Karamazov » de Fiodor Dostoïevski, « La Peste » d’Albert Camus ou bien encore « Némesis » de Philip Roth.

Sans chercher à donner des réponses définitives, Frédérique Leichter-Flack permet, par ce nouvel angle d’attaque, cette troisième voie, de faire redescendre l’analyse de cette question des hautes sphères mystiques ou intellectuelles au niveau du réel, au niveau des sentiments, au niveau de la simple humanité. Ce changement de perspective, cette empathie qu’apporte la littérature en permettant de refuser la résignation et en ouvrant la voie à la protestation, justifie, s’il en était besoin, nos missions sur le terrain quelque soient les arguments spécieux de tous ceux qui, hier raisonnant à l’aune des repentances et des chemins de croix et aujourd’hui argumentant à celle des statistiques et de la rentabilité, tentent ainsi de justifier l’inanité de toute action.

Nous marchons sur une frontière, mouvante au gré des époques et de notre compréhension du monde, sur la ligne de démarcation fluctuante qui sépare le mal au sens de l’infortune, où la fatalité prends le pas sur toute autre considération, où toute action, autre qu’un cri de colère ou de désespoir, semble vaine et inutile et le mal au sens de l’injustice, où notre responsabilité individuelle ou collective est manifeste et la réparation possible.

C’est dans ce cadre que nos missions de chirurgie plastique et réparatrice prennent tout leur sens. Se mettre aux côtés de ceux sur lesquels un sort injuste s’est acharné, leur apporter notre considération par notre écoute et par notre présence, tenter de réparer par notre savoir-faire les dégâts apparents sans espérer pouvoir en effacer toutes les cicatrices visibles et invisibles et ainsi repousser sans cesse la frontière entre infortune et injustice.

Patrick Antoine





Références :

Podcast : Que faire du mal métaphysique? Pourquoi n'importe quoi peut-il arriver à n'importe qui?

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/composer-avec-l-incertitude-le-role-du-malheur-dans-la-litterature-3909525


Vidéo : La littérature face au scandale du mal par Frédérique Leichter-Flack
c'est ici

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Madagascar : l'état d'urgence

Egoiste : Confessions d'humanitaires un reportage d'Arte.tv

L'USAID en voie de disparition